Contes de Limeyrat page 2

Les deux frères

Inspiré d'un conte picard, Ech tchou avul  (le petit aveugle)

"Les deux frères", conte lu - et chanté - à deux voix le vendredi 16 octobre 2015 aux deux classes de l'école Gabriel Moulinier de Limeyrat

J’ai ouï le loup, le renard, le lièvre

J’ai ouï le loup, le renard parler.

Je vous parle d’un temps où les animaux parlaient... Pourquoi ne parlent-ils plus, aujourd’hui ? Je ne sais pas... Et d’ailleurs, est-on vraiment sûrs qu’ils ne parlent plus ?

Il y a entre Saint Antoine d’Auberoche et Limeyrat une zone qui aujourd’hui encore n’inspire guère un sentiment de sécurité à ceux qui la parcourent à pied, les jours de pluie et de brouillard : des bois sombres et humides, de grands trous ouverts dans le sol (les géologues appellent ça des « avens »)... Et encore aujourd’hui cette zone est-elle traversée par une route goudronnée et même par une voie de chemin de fer... N’empêche. Il y règne une drôle d’atmosphère, comme si ces lieux portaient en eux la mémoire des drames dont ils furent les témoins...

Alors, imaginez un peu ces bois à l’époque où les animaux parlaient…

J’ai ouï le loup, le renard, le lièvre

J’ai ouï le loup, le renard parler.

Une pauvre femme des environs avait deux fils dont l'un était aveugle. Un jour qu'elle les avait envoyés dans ces parages pour ramasser du bois mort, le grand frère fait exprès de perdre le petit aveugle.

Le pauvre enfant se met à pleurer en criant " Mon fraire ! mon fraire !" Puis, comprenant qu’il est seul désormais et prenant peur de tomber dans quelque trou, il grimpe en haut d'un arbre.

La nuit venue, il entend, au pied de l'arbre, un loup, un renard et un lièvre qui parlaient.

J’ai ouï le loup, le renard, le lièvre

J’ai ouï le loup, le renard parler.

Le loup dit : " Il y a près d'ici une fontaine où un aveugle peut voir clair en se lavant les yeux."

Le renard dit : " Je connais un pays où on ne voit pas clair ; il suffirait d'y faire chanter un coq."

Et le lièvre dit : " Je connais un pays où il n'y a pas d'eau ; pour en avoir il n'y aurait qu'à creuser à la porte de l'église."

Quand les trois bêtes sont parties, le petit aveugle descend de l'arbre et s'en va à tâtons chercher la fontaine. Il s'y lave les yeux et recouvre la vue.

Aussitôt, il prend un coq et le fait chanter dans le pays où on ne voyait pas clair, et soudain le jour parait. Pour le récompenser les gens du pays lui donnent un sac d'or.

Il prend ensuite une bêche et va creuser un trou devant la porte de l'église du pays où on ne pouvait avoir d'eau et aussitôt une fontaine se met à couler. Pour sa peine, le petit aveugle reçoit encore un sac d'or et s'en va, bien content, retrouver sa mère et lui raconter son histoire.

Le frère, voyant que le petit aveugle est devenu si riche, en conçoit grande jalousie.

Le soir venu, il monte sur le même arbre dans l’attente des trois animaux.

J’ai ouï le loup, le renard, la lièvre

J’ai ouï le loup, le renard chanter. Bis

-- C’est étrange : il semble que quelqu’un ait lavé ses yeux à la fontaine, dit le loup.

-- On voit clair dans le pays où on n'avait jamais vu clair, dit le renard.

-- il y a maintenant une fontaine dans le pays où il n'y avait pas d'eau , dit le lièvre.

-- Il doit y avoir quelqu'un qui nous a entendus, s’écrient-ils tous.

Et ils se mettent à secouer l'arbre. Le méchant frère en tombe et le loup le mange, voilà !

Le vieux chêne

Voilà un type de conte appelé «conte en chaîne» ou «conte de randonnée». Le plus connu de ce genre est «L’histoire du chat qui boude», de Mohammed Dib, à partir d’un vieux conte traditionnel maghrébin... Ces formes se retrouvaient aussi dans les régions françaises. Claude Seignolle nous en a transmis la version périgourdine, que j’ai adaptée ici. Conte lu à deux voix le 20/01/2012 devant les deux classes de l'école de Limeyrat. D. B.

Petit-Jean-maudit-le-ciel

Petit-Pierre, en rentrant de la foire de Thenon, trouva son étable détruite. Le vieux chêne qui poussait à côté était tombé dessus. Le toit s’était écroulé et sa vache, la pauvre, était morte écrasée.

Petit-Pierre partit en courant dans les rues du village en maudissant le ciel et en s’arrachant les cheveux par poignées.

Pourquoi  maudis-tu le ciel en t’arrachant les cheveux par poignées ? lui demanda le chat qui sommeillait sur son mur.

Hélas, répondit Petit-Pierre, il est arrivé un malheur : le vieux chêne est tombé sur mon étable, l’étable est détruite et ma vache est morte. Et moi, je maudis le ciel en m’arrachant les cheveux par poignées.

Eh bien moi, dit le chat, je perdrai tous mes poils.

Et le voilà parti dans les rues du village, miaulant de toutes ses forces et tout ridicule, avec sa peau nue.

Pourquoi as-tu perdu tous tes poils ? lui demanda le chien qui rongeait un os, couché devant la maison de ses maîtres.

Hélas, répondit le chat, il est arrivé un malheur : le vieux chêne est tombé sur l’étable de Petit-Pierre, l’étable est détruite et sa vache est morte. Depuis, il maudit le ciel en s’arrachant les cheveux par poignées. Et moi, j’ai perdu tous mes poils.

Eh bien moi, dit le chien, je perdrai ma queue.

Et le voilà parti dans les rues du village, hurlant à la mort et tout ridicule, avec son corps raccourci, sans queue.

Pourquoi as-tu perdu ta queue ? lui demanda l’oiseau qui picorait quelques graines dans le potager.

Hélas, répondit le chien, il est arrivé un malheur : le vieux chêne est tombé sur l’étable de Petit-Pierre, l’étable est détruite et sa vache est morte. Depuis, il maudit le ciel en s’arrachant les cheveux par poignées. Alors, le chat a perdu tous ses poils. Et moi, j’ai perdu ma queue.

Eh bien moi, dit l’oiseau, je perdrai mes plumes.

Et il s’envola en sifflant un air lugubre, tout ridicule sans ses belles plumes. Il alla se poser sur la margelle du puits.

Pourquoi as-tu perdu toutes tes plumes ? lui demanda la margelle.

Hélas, répondit l’oiseau, il est arrivé un malheur : le vieux chêne est tombé sur l’étable de Petit-Pierre, l’étable est détruite et sa vache est morte. Depuis, il maudit le ciel en s’arrachant les cheveux par poignées. Du coup, le chat a perdu tous ses poils, le chien a perdu sa queue et moi, j’ai perdu mes plumes.

Eh bien moi, je m’écroulerai, dit la margelle.

Et, dans un grand fracas, elle s’écroula.

Pourquoi t’écroules-tu ? lui demanda le puits.

Hélas, répondit la margelle, il est arrivé un malheur : le vieux chêne est tombé sur l’étable de Petit-Pierre, l’étable est détruite et sa vache est morte. Depuis, il maudit le ciel en s’arrachant les cheveux par poignées. Le chat a perdu tous ses poils, le chien a perdu sa queue, l’oiseau a perdu ses plumes et moi, je me suis écroulée.

Eh bien moi, dit le puits, je m’assécherai.

Et dans un grand bruit de siphon, toute son eau disparut, laissant voir les pierres du fond.

Pourquoi t’es-tu asséché ? demanda le vieux frêne qui poussait à côté.

Hélas, répondit le puits, il est arrivé un malheur : le vieux chêne est tombé sur l’étable de Petit-Pierre, l’étable est détruite et sa vache est morte. Depuis, il maudit le ciel en s’arrachant les cheveux par poignées. Le chat a perdu tous ses poils, le chien a perdu sa queue, l’oiseau a perdu ses plumes, la margelle s’est écroulée et moi, je me suis asséché.

Eh bien moi, je me déracinerai, dit le vieux frêne.

Et il tomba sur la bergerie de Petit-Jean. Et le toit de la bergerie s’effondra sur les brebis qui moururent. Petit-Jean, qui rentrait du marché de Thenon vit sa grange détruite, ses brebis écrasées.

Alors Petit-Jean... Alors.... Euh... Non, laissons là Petit-Jean... Parce que ça, c’est une autre histoire...

 

Et cric et crac, mon conte est dans le sac.

 

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De nouveau, un conte librement inspiré d’un des contes italiens recueillis par Italo Calvino (réécriture Didier Ballesta), lu le lundi 16 décembre 2013 aux deux classes de l’école de Limeyrat.

Si vous prenez la petite route qui mène de Limeyrat à la Champagne, vous ne manquerez pas d’être étonnés par la butte étrange qu’on voit près de la route, à droite, au lieu-dit «le Chalard». Et pour cause : cette butte n’a rien de naturel, c’est une sorte de motte, formée de terre et roches rapportées, au sommet de laquelle, à l’époque dont je vous parle, était bâtie une tour.

 

à-la-Maison-Rouge

Un gentilhomme de petite noblesse vivait là, seul, depuis la mort de ses parents. Son plaisir dans la vie, à cet homme, consistait à se rendre juste à côté de chez lui à la «Maison Rouge», auberge qui accueillait les rares voyageurs de cette route secondaire... Il aimait les écouter raconter toutes les anecdotes de leurs voyages. Et quand arrivait son tour de parler, il restait là, tout bête, honteux de n’avoir rien à dire. Il faut vous dire que le pauvre était né là, et n’avait jamais quitté sa tour. C’est tout juste s’il allait de loin en loin à la foire de Thenon, qui, comme vous le savez, se tient chaque mardi.

Bref, un jour, il n’y tient plus. Il se dit : «Moi aussi, je m’en vais partir de par le vaste monde. Puis je rentrerai au pays pour raconter mes aventures.»

Et c’est ce qu’il fait. Direction ces montagnes lointaines, vers l’est, dont il aperçoit parfois les sommets enneigés depuis la fenêtre de sa tour, par temps très très clair.

Après plusieurs jours de marche, las de dormir chaque soir à la belle étoile, il se résout à frapper à la porte d’un curé. Celui-ci l’accueille. Il lui demande l’objet de son voyage. Apprenant que le gentilhomme se promène afin d’avoir enfin quelque chose à raconter, il s’écrie :

-- C’est tout comme moi ! Je suis né dans ce village, j’y suis maintenant curé. Qu’ai-je à raconter ? Rien de rien ! Accepterais-tu que je me joigne à toi ?

-- Bien volontiers, lui répond-il : il sera beaucoup plus agréable de cheminer à deux.

Après plusieurs jours de marche, las de dormir à la belle étoile, ils frappent à la porte d’une ferme. Le paysan les accueille et leur demande les raisons de leur voyage. Apprenant qu’ils se promènent à seule fin d’avoir quelque chose à raconter de retour au pays, il s’écrie :

-- C’est tout comme moi ! Je suis né dans cette ferme, j’y travaille depuis mon plus jeune âge. Qu’ai-je à raconter ? Rien de rien ! Accepteriez-vous que je me joigne à vous ?

-- Bien volontiers, lui répondent-il : il sera beaucoup plus agréable de cheminer à trois.

 

ils-cheminent

Après plusieurs jours de marche, las de dormir à la belle étoile, ils se mettent à chercher un gîte pour passer la nuit. Dame, il commence à faire frisquet, au petit jour à ces altitudes...

Dans la montagne, ils avisent une caverne fermée par une porte très haute : sans doute l’antre d’un géant.

-- La chance nous sourit, s’exclament-ils : un géant, voilà qui n’est pas commun. Nous aurons enfin une belle aventure à raconter.

 

Le-géant

Et ils frappent à la porte. Un géant - car c’était bien un géant qui vivait là ! - ouvre.

-- C’est pour quoi ? leur demande-t-il.

-- Nous cheminons de par le vaste monde pour vivre des aventures exceptionnelles afin de les pouvoir raconter.

-- Ici, vous ne serez pas déçus, leur répond le géant. Mais dites-moi, qui êtes-vous ?

-- Moi, tu le vois à mon habit, je suis curé, dit le curé.

-- Moi, je suis paysan, dit le paysan.

-- Et moi, gentilhomme, dit le sieur du Chalard.

-- Bon, dit le géant, d’un curé, je vois bien ce que je peux faire, ayant un presbytère inoccupé. D’un paysan, je vois bien ce que je peux faire, possédant une ferme inexploitée. Mais d’un gentilhomme, que voulez-vous que j’en fasse ? Je n’en ai pas besoin... Allez, entrez tout de même tous les trois, je verrai bien plus tard quoi faire de lui.

Ils pénètrent dans la caverne, fort bien aménagée, chauffée par les sources d’eau chaude qui traversaient la montagne. Après plusieurs couloirs et pièces, les voilà confortablement installés dans la pièce principale...

Le géant demande au curé de venir dans le bureau, à côté, pour lire les papiers concernant le presbytère. 

Le sieur du Chalard, qui ne veut rien rater de ce qui se passe, se met sur la pointe des pieds (rappelons-nous qu’il s’agit d’une porte de géant) et glisse un oeil par le trou de la serrure. Il voit le curé assis à une table, lisant des documents. Le géant passe derrière lui, brandit un grand sabre et tchac! lui coupe la tête qui s’en va rouler par terre. Puis le géant ouvre une trappe située dans le plancher, se saisit du corps étêté et l’y jette. Alors, d’un magnifique coup de pied, il envoie la tête rejoindre le corps dans la fosse, et referme la trappe.

-- Hu hu !, se dit le sieur du Chalard, effectivement, je ne suis pas déçu; ça, c’est une histoire sensationnelle à raconter. Mais qui va me croire ? Et il reprend sa place, dans la pièce principale.

La porte s’ouvre.

-- Voilà l’affaire du curé conclue, dit le géant. À toi de venir signer les papiers, paysan.

De nouveau, le sieur du Chalard regarde par le trou de la serrure : le paysan est assis, lisant les documents, le géant passe derrière lui, brandit un grand sabre et tchac! lui coupe la tête qui s’en va rouler par terre. Le géant ouvre la trappe située dans le plancher, se saisit du corps étêté et l’y jette. Puis, d’un magnifique coup de pied, il envoie la tête du paysan dans la fosse, et referme la trappe.

-- Hu hu hu hu hu hu !, se dit le sieur du Chalard, effectivement, je ne suis pas déçu, mais alors pas déçu du tout ; ça, c’est une histoire VRAIMENT sensationnelle à raconter. Mais qui pourra me croire ? 

 

le-sieur-du-Chalard

Seulement, en reprenant sa place dans la pièce principale, il commence à trouver l’histoire moins sensationnelle... Une horrible pensée lui vient à l’esprit. Des sueurs froides coulent dans son cou, ses jambes commencent à flageoler ...  Il est le troisième, sans nul doute, cela va maintenant être son tour...

Par bonheur, le géant veut faire une pause. Il a faim. Alors il invite le sieur du Chalard à sa table. Pensez si l’autre a faim ! Il ne songe qu’à une chose : trouver le moyen de quitter ce lieu au plus vite, et entier, si possible...

Tandis que le géant mange de bel appétit, son convive l’observe à la dérobée. Tiens, le géant a un oeil faible, le gauche, qui se promène où il veut, sans rien voir, quand l’autre fixe les choses...

Aussi, à la fin du repas, le sieur du Chalard lui tient ce discours :

-- N’avez-vous rien fait pour soigner votre oeil ? Savez-vous qu’il est des pommades aux herbes qui soignent magnifiquement bien ?

Le géant est fort intéressé par ce qu’il entend et l’idée de retrouver l’usage de son oeil follet le remplit d’espoir... Aussi demande-t-il où l’on peut se procurer cette herbe.

-- Là, tout près d’ici... J’en ai vu en arrivant, dans votre jardin... Devant la maison...

-- Allons de ce pas la cueillir, dit le géant.

Le sieur du Chalard le suit, prenant soin de mémoriser le chemin permettant de sortir de la caverne. Un fois dehors, il fait mine de choisir des herbes particulières, les récolte et signifie au géant qu’il en a suffisamment.

De retour dans la pièce principale, il demande une poêle, de l’huile et y met à frire les herbes pour «confectionner la pommade».

Puis il dit au géant :

-- Ma pommade est très efficace, mais à une condition : c’est qu’on ne bouge pas du tout. On a vu déjà des guérisons rater parce que le patient avait légèrement bougé au moment important.

-- Pas de problème, lui dit le géant : je ne suis pas douillet.

-- Il n’empêche, ce serait trop dommage d’échouer. Mettons toutes les chances de notre côté. Allonge-toi sur ta grande table de granite, je m’en vais t’y ligoter solidement, ainsi tu ne risqueras rien.

Le géant acquiesce, s’allonge, se laisse ligoter. Le sieur du Chalard arrive, sa poêle emplie d’huile bouillante à la main et verse sa «pommade» sur les deux yeux du géant qui est maintenant aveugle et hurle de douleur.

Le sieur du Chalard s’enfuit par le chemin qu’il a repéré. Le géant, se débat pour se libérer et, n’y parvenant pas, bascule la table en avant et se jette à la poursuite de son bourreau la lourde table attachée à son dos. Comme il arrive dehors, il comprend qu’aveugle comme il est désormais, il ne pourra pas rattraper ce maudit gentilhomme, alors il lui dit:

-- Attends, tu n’as fini l’opération. Je comprends bien qu’il faut te payer pour cela. Tiens, prends cette bague pour prix de tes services. 

Et il jette l’anneau devant lui.

-- Cette bague sera la preuve de mon histoire, se dit le sieur du Chalard. Je la prends et pour ce qui est de revenir te soigner, tu peux toujours rêver !

Hélas pour lui, cette bague était enchantée. Dès qu’il l’a au doigt, chaque pas qu’il fait pour s’éloigner du géant l’en rapproche... Et pas moyen de l’ôter : elle est comme soudée à son doigt. Alors, au dernier moment, comme il n’est plus qu’à deux pas du géant, il se saisit de son couteau et tranche là son doigt, tout net.

-- J’en goûterai quand même un petit morceau, dit le géant en se baissant pour ramasser le doigt qui vient de rouler à ses pieds.

 

l'ombre-de-lui-même

Le sieur du Chalard rentre chez lui, mais il marche désormais voûté comme un petit vieux, tout recroquevillé sur lui-même, sa démarche est mal-assurée. Son oeil est devenu fuyant, sa langue de plâtre. Il n’est plus que l’ombre de lui-même.

Les rares fois qu’on le voit retourner écouter les voyageurs à Maison Rouge, quand il lui est demandé pourquoi il lui manque un doigt, il répond simplement :

-- Un coup de serpe. En coupant du bois.

 

Et cric, et crac, le conte horrible est dans le sac.

 

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Un conte de Limeyrat, totalement original, cette fois, mais reprenant le fonds d'histoires traditionelles liées aux limites de terrains et aux objets fées, et lu à deux voix aux élèves de l'école Gabriel Moulinier de Limeyrat le 15 décembre 2014.

Il y avait en ce temps là à Limeyrat un paysan d’un genre particulier, si particulier qu’il en était carrément «limite»...  Absolument infréquentable, même... 

 

le paysan madré 1

Quand je dis «paysan», vous imaginez tout de suite un gaillard bien bâti, sec comme un cep de vigne, tout en os et en muscles, tôt levé le matin, tard couché le soir et ne plaignant pas sa peine. Que nenni. Celui-là, c’était le dernier des feignants. Que je vous le décrive, un peu... Un bonhomme mou, pas vraiment laid, peut-être, mais pas beau du tout, au regard fuyant, à la trogne rougeaude et au nez violacé, n’ayant qu’une seule et fidèle amie : la chopine. Et mauvais comme la teigne, avec ça, surtout quand il était pris de boisson, ce qui voulait dire... du matin au soir et du lundi au dimanche... 

Je dis qu’il était paysan non pas parce qu’il travaillait la terre - il ne la touchait guère - mais parce que, quand ses parents étaient morts de dépit d’avoir un fils pareil, il avait reçu en héritage la plus belle, la plus vaste, la plus riche propriété du village. Pour la travailler, il faisait appel à ces gamins de familles nombreuses, bien obligés de louer leurs bras dès l’enfance pour subvenir à leurs besoins... Il les payait au lance-pierre, comme on dit, c’est-à-dire mal et irrégulièrement, quand il ne les renvoyait pas purement et simplement chez eux sans un sou, prétextant quelque faute qu’ils auraient commise, sans oublier en prime de leur botter allègrement le derrière en proférant les pires injures. 

Si je me permets de brosser un tel portrait du personnage, c’est que c’est là hélas la pure vérité. Et aussi parce que notre paysan n’ayant pas eu d’enfant, il n’est donc l’ancêtre  d’aucun des agriculteurs exerçant actuellement, et de ce fait je ne risque de vexer personne au village...

Mais ce n’est pas fini... J’allais oublier quelque chose : en plus de tout ça, il était aussi envieux et voleur.

Une nuit d’été, il lui vint l’idée, probablement dictée par l’alcool, d’agrandir encore son domaine. «Je l’agrandirai de dix pas... Dix pas, c’est dix pas!» Et profitant de l’absence de lune, il se glissa dans les ténèbres, traversa sa propriété... Il arriva jusqu’à la borne qui marquait la limite de ses terres et le commencement de celle de son voisin, un paysan pauvre et honnête comme il y en a tant. Les bornes, à cette époque, n’étaient pas comme aujourd’hui ces objets en plastique coloré jaune rouge ou blanc et en métal que plantent les géomètres. Non, c’étaient de belles pierres allongées, profondément ancrées dans le sol et dont ne il dépassait qu’une petite partie...

«Eh, eh, marmonna-t-il, tu as l’air de t’ennuyer ici, petite borne : je m’en vais te faire voyager un peu... Je suis sûr que tu seras ravie de quitter cet endroit où tu dors depuis tant de temps pour te rendre à quelques pas de là, à l’intérieur des terres du voisin...»

Alors, il se mit en devoir de la sortir de son trou. Et vas-y que je te pousse, que je te tire, et pousse, et tire, et devant, et derrière, et à droite, et à gauche... Et à chaque mouvement, c’était amusant : la terre humide faisait entendre un drôle de bruit. On eut dit une sorte de plainte. Et quand le bonhomme s’accroupit, enlaça fermement la borne de ses bras et se releva, la déchaussant enfin, ce fut un long «Rhaaa!», comme un cri, qui monta du trou béant.

Tenant fermement sa borne, notre paysan s’avança dans les terres de son voisin. Un pas, deux, trois... Dix pas... «Toujours ça de gagné» se réjouit-il...

Il voulut alors déposer la borne... Mais par quelque sortilège, cette dernière était désormais comme collée à son ventre! Vous pensez bien que notre homme tenta tout ce que l’on peut imaginer pour se défaire de cette lourde charge pesant sur son estomac. Mais ce fut peine perdue... Avant le lever du jour, il dut se résoudre à rentrer ainsi chez lui, en rageant, soufflant, ahanant à cause du poids qui lui cassait les reins et faisait gémir ses genoux.

 

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Il enfila alors une blouse suffisamment ample pour cacher la pierre arrimée à son ventre et, à compter de cette triste nuit, n’osa plus guère quitter sa maison tant chaque sortie se transformait en épreuve. Outre la douleur qui lui vrillait le dos et les jambes, outre la fatigue qui le terrassait dès qu’il avait fait plus de vingt pas, il devait subir les quolibets des uns et des autres : «Hou, le méchant bossu... Bossu par devant!» chantaient les enfants, et va leur courir après pour leur donner la raclée méritée! Quant aux  adultes, c’était pire : ils ne manquaient pas une occasion de lui demander qui était l’heureux papa du Polichinel qu’il avait dans le placard! Honteux et humilié, il rentrait chez lui, s’enfermait et restait là, à ruminer sa triste histoire, perdant le goût de tout, et même celui de faire un bon chabrol, c’est vous dire s’il était malheureux!...

Alors, un jour, n’y tenant plus, il se décida à demander de l’aide. Il s’en alla voir Jean l’Hermite, le sage qui vivait de la charité des gens et logeait dans une de ces cabanes de pierres sèches qu’on appelle parfois improprement «bories», et qui était bâtie près du dolmen, non loin du Puy de Bontemps...

Ayant écouté l’histoire de notre homme sans manifester ni mépris ni amusement, le vieux sage lui dit : «Cette borne est une fée. Elle restera fixée à toi tant que tu n’auras pas changé... Tu devras pour t’en délivrer accomplir trois bonnes actions. J’ai fini. Tu peux aller.» Et il rentra dans sa cabane.

Notre paysan, sur l’étroit chemin du retour croisa la route d’une petite vieille qui rentrait chez elle, son chargement de bois mort glané en forêt sur le dos. Au lieu de l’envoyer d’un revers de main voler dans le fossé, comme il l’eût fait il y a peu de temps encore, notre homme s’arrêta, se serra pour laisser passer la vieille et la salua. Il lui offrit même de l’aider à porter ses branchages, proposition que la vieille déclina poliment. 

Bien sûr, vous vous dites : «Ah le filou, ah le coquin... C’est l’intérêt qui le rend ainsi aimable!». Vous n’y êtes pas. Notre homme venait de découvrir un sentiment qu’il n’avait jamais éprouvé auparavant : la compassion. Il pouvait bien imaginer maintenant les souffrances de cette pauvre vieille percluse de rhumatismes et ployant sous sa charge...

En arrivant devant sa maison, il vit que l’un des gamins travaillant à son service l’attendait sur le pas de la porte, la tête baissée, le béret entre les mains, l’air terrorisé. 

«Qu’as-tu ? lui demanda-il.

-- Hélas, mes parents sont gravement malades, lui répondit le drôle. Accepteriez-vous que je m’absente quelques jours pour m’occuper d’eux ?»

Il tremblait de tout son corps et s’attendait à être copieusement rossé par le maître. Au lieu de cela, il fut bien étonné de voir sa demande acceptée et de se voir en plus gratifié d’une belle petite somme d’argent.  «Pour payer les frais du médecin, et les médicaments...», lui fut-il précisé.

Et quand le garçon se fut éloigné, le paysan se mit à pleurer à chaudes larmes, pensant à ses propres parents, les pauvres, dont il avait hâté le trépas par son attitude égoïste et ses propos insultants.

Le lendemain, notre homme alla là où il avait déterré la borne. Il retrouva le trou, dans l’argile rouge, semblable à une vilaine blessure. Puis il compta dix pas, mais, cette fois-ci, pas dans les terres du voisin, non! C’est à l’intérieur des siennes qu’il les fit! Alors, comme si de rien n’était, la borne se détacha de son ventre et se ficha dans le sol, là, à ses pieds...  Une bourrasque de vent doux l’enveloppa, passa dans les arbres tout proches qui se mirent à bruire. On eût dit que la nature exhalait un soupir d’aise et de contentement.

 

Et cric, et crac, maintenant que mon conte est dans le sac, je me dis que j’ai bien fait de le laisser sans descendance, cet homme. Peut-être pas pour le motif auquel j’avais pensé : comme il s’était racheté, il pouvait faire un aïeul fort présentable, au fin de compte (de conte ?). Mais imaginez qu’aujourd’hui, et par ma faute, la branche issue de lui se mette en tête de récupérer les dix pas perdus...

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